Ce que j'ai perdu entre deux quais.
Évitant rails et câbles, un malheureux traversait
la voie de quai à quai. Nous tous, usagers, avions peur de le voir électrocuté,
peut-être d’être retardés. Arrivé au quai opposé, il cria à l’autre côté qui
faisait comme si toute cela n’existait pas, il criait Tu ne le ferais pas toi ! tu as peur de la mort !
Puis il revint sur mon quai, de la même manière, et encore une fois cela
n’existait pas. Alors nous n’avons pas bougé, alors il a recommencé, peut-être
pour prouver qu’il existait. Peut-être. Pourtant pour chacun de nous il
existait, je le jurerais : il n’existait que lui, mais nous n’avons pas bougé,
mais nous ne lui avons pas parlé. Toi !
tu n’aurais pas risqué ! Surtout ne pas le regarder, ne pas être
troublé. Non, nous n’aurions pas risqué, nous n’avions rien à gagner – mais
nous avons perdu, je crois, un peu d’humanité. Non : nous ne l’avions jamais
eue. Et cet homme nous l’a révélé. Nous n’avons pas compris, quand il
retraversait, qu’il nous offrait une seconde chance
Nous n’avons pas compris, quand il retraversait,
qu’il nous accordait une seconde chance. Ou alors nous avons compris mais,
qu’importe, nous avons gardé le silence que seul lui brisait. Pendant que,
toujours seul, il discutait, le métro arrivait et je sais que nous avons tous
eu cette pensée, que nous étions effrayés qu’il puisse sauter, nous étions
effrayés, oui mais pas assez. Je continuais ma marche d’attente sur mon quai,
j’étais différent des usagers, j’avais le regard plus fixe, la mâchoire mieux
serrée : je voulais montrer que j’étais le plus troublé. Mais, en réalité,
j’étais le moins humain car hier, jour de mon anniversaire, je crois que
j’aurais voulu le voir sauter et être complètement changé.
J’écris tout cela très vite et sans me corriger car
si je devais choisir les mots, si je devais les travailler, je serais forcé de
m’interroger, de sonder ce que j’ai d’humanité. Et de songer à ce que j’ai
perdu entre deux quais. C'est ma lâcheté recommencée que d'écrire sans me
retourner.