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Au temps pour moi.
22 janvier 2007

Dernier jet ?

[...]

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J’ai une amie, pas deux pas trois, une seule comme celle-là, qui se mutile pour dire quoi je sais pas. J’ai une amie, pas deux pas trois, qui s’écorche, se détache la peau, se taillade aussi le dos parce que c’est nouveau. Elle voudrait crier quand elle le fait mais quoi dire ? Elle reprend l’anorexie pour affamer le tourment. Elle essaie tous les moyens, tous les outils, ils tueraient un homme mais sa peine n’est pas humaine. Une deux trois, le compas. Les saignées ne purgent pas, seule la vie s’en va. Quatre cinq six, elle se pique, et à sept elle se jette. À sept tentée par la fenêtre, huit neuf en bas comme un œuf.

J’ai une amie pas deux pas trois qui m’a dit comme ça Je suis désolée je veux pas recommencer, j’ai une amie, mon dieu s’il vous plaît jamais deux ni trois, qui dit Je veux être internée, c’est pas que je vous rejette, une amie qui dit presque en souriant Je veux qu’on m’éloigne des fenêtres. C’est tentant, le vide. Elle voudrait d’un coup le remplir de son corps et d’un cri mais c’est pire encore, ce silence qui éclabousse partout, ce silence qui accompagne la descente, ce silence écrin d’un dernier cri. Ce cri qui perce ne remplit rien, s’écrase, s’étale puis disparaît.

Et, pendant que je parle ici, Aurélie peut-être tombe. Mon dieu encore, mon dieu nous n’avons plus que toi je crois car mon dieu je n’ai pas les bras assez longs et seuls les neuroleptiques la retiennent encore, la retiennent si peu. S’il est quelqu’un d’aussi seul qu’elle, c’est qu’il est mort.

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Moi je veux d’une femme qu’elle ne soit pas que femme qu’elle soit aussi un peu d’avant un peu encore enfant, une qui fasse des sauts dans la rue ou danse, une qui me prend la main et court m’entraîne et s’arrête vite essoufflée et comme moi aussi on s’assiérait sur un capot le conducteur se fâcherait et on repartirait plus vite encore à cause du feu vert. Puis on irait au resto comme des grands mais sous la table on ferait une bataille de coups de pieds en disant plaît-il et je perdrais parce que c’est moi qui ai les plus gros tibias et des grands pieds qui ne savent pas viser. Ensuite je l’emmènerais en voiture jusqu’à chez moi en faisant semblant d’avoir le permis parce que je l’ai et j’allongerais mon amoureuse sur le lit pour jouer au docteur parce qu’elle ne veut jamais y aller or je suis prudent et elle toute nue.

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Deux petites merveilles ouvertes en éventail de dix orteils, ses petits pieds adorés, à peine sortis du bas de la couette, juste pour se refroidir un tantinet, que je maltraite, petits petits pieds adorés, bisouillés, petits pieds de mon aimée, chérie donne-moi tes pieds et chérie me donne ses pieds, chérie mal réveillée mais moi bien émerveillé je t’apporte le petit-déjeuner. Ce matin, tu n’arrêtes pas de parler et c’est bébé de-ci, bébé de-là, bébé d’amour, bébé toujours. Toi, c’est chérie et petite femme, et je t’écoute de-ci de-là, je pense à tes pieds dans dix années, je dis oui chérie, je dis même ridée tu es belle tu sais.

Comme elle s’est de suite renfrognée, que sous la couette elle a brusquement rentré ce qui dépassait, pour la dérider je lui fais un baiser d’une longueur de dix années. D’un coup dix ans d’amour sans vieillir, elle a l’air d’apprécier – elle me redonne ses pieds. Un jour, je ferai une chanson sur ses pieds, j’ai déjà des idées : le refrain ferait tes petits pieds tes petits pieds. J’y mettrais tellement d’amour et de beauté que tout le monde la reconnaîtrait. Et cette chanson des pieds, tous les amoureux la fredonneraient.

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C’est peut-être sur le papier que je couche ma femme le mieux. Et, ce papier, c’est épais que le choisirais. Dessus, j’y écrirais son prénom puis sur lettre copierais ses formes au plus près. Désirant l’envelopper, je la plierais. Avant de l’insérer, je la déplierais d’une caresse trop pressée, la relirais, la plierais une dernière fois pour l’insérer, la glisser dans l’enveloppe : ça y est. Trop pressé, vraiment trop pressé, je devrais recommencer jusque ce que ce soit parfait. Passerais le doigt dans une minuscule ouverture, décollerais le rabat, soulèverais la bande jusqu’à ce que le papier soit libéré. J’y lirais encore une fois ce qu’il faut pour me rassurer. Choisirais une dernière enveloppe vierge, reprendrais. Du bout de la langue, j’humecterais la bande puis de l’index l’aplanirais tout à fait. Je la retournerais pour en embrasser la blanche surface. Écrirais une manière de résumé : le prénom de l’adressée.


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Quand elle s’endort, je mets le chauffage au plus fort. Ainsi je sais qu’elle repoussera les draps, mais pas moi, elle repoussera les draps et j’aurais eu le temps de me faire à l’obscurité à force de la regarder. Un peu découverte, s’il te plaît au moins un peu les seins, elle dort un peu la bouche ouverte, tournée un peu de mon côté, je me plais à penser que si elle n’avait les yeux fermés, c’est moi qu’elle verrait. Et, si tu me voyais te regarder ainsi, tu repousserais un peu plus le drap, te blottirais contre moi, tu n’as pas les yeux fermés et c’est moi que tu vois, c’est moi que tu vois et c’est pour moi que tu repousses le drap, tu repousses le drap et je murmure quelque chose et peut-être que tu souris en disant oui.

Et elle sourit peut-être encore au moment où elle se rendort, tire mon bras comme un drap pour s’en envelopper, bordée, et moi je ne bougerai pas. Mais je rêve là dans le froid d’une femme qui n’existe pas, mais je rêve là en me prenant dans mes bras. Et peut-être que je souris en songeant que tu me dirais oui.


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Je trace des traits sur mon bras. J’appuie avec une pince à épiler, appuie, et descends, ainsi me sens brûler. Des traces de toi sur mon bras ; deux traits par jour sans toi – sur moi. Deux traits par jour pour commencer, puis quatre, puis six – en si peu de temps déjà plus de place pour moi en toi ni pour toi sur mon bras. Ni dans mes bras. Si tu me voyais, tu te demanderais comment un jour, comment des années tu as pu m’aimer, comment en un temps reculé tu as pu dire «  toujours  ». Tu tires un trait et moi des parallèles, car on ne se croise plus. Et, chaque nuit, je recommence mes symétries.

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Sur mon bureau il y a le revolver de mon père mais, bien sûr, rien de mon beau-père. En moi pas de souvenirs de mon père, mais certains de mon beau-père, peut-être quelques mots épars pour ma mère – souvenir : des portes qui claquent, des mains qui frappent –, pour ma mère battue à terre dans cet appartement de Nanterre – les coups de ceinture, le sang sur les murs : souvenirs marqué au fer ; ma cicatrice au front : souvenir d’une chaussure, d’une haine visant la figure. Durement, assidûment, il frappait et frappait encore, frappait nos corps – seulement des corps tandis que moi en pensée je le tuais –, puis lâchement se défilait, puis lâchement s’éloignait quand c’est moi qu’il regardait. Parce qu’alors ma mère se relevait, parce qu’alors il avait peur pour sa vie, parce qu’elle protégeait son petit, qu’elle le protégerait jusqu’à la mort, jusqu’à la mort du mari. Puis ma maman, seule avec moi devant leur chambre à coucher, seule au milieu du verre éclaté, je la prenais dans mes bras, lui disais je ne sais quoi.

Que se passait-il après qu’elle m’avait câliné ? Peut-être qu’il la violait. Elle allait dans la chambre à coucher et déjà elle savait qu’elle n’aurait pas le droit de crier. Il devait forcer sur ses cuisses pour les écarter puis brutalement la pénétrait de sa folie égocentrée, de sa misogyne saleté, la faisait trembler à coups répétés de haine saccadée, il aurait voulu qu’elle criât, mais elle ne criait pas car elle n’avait pas le droit, alors il frappait chaque fois qu’il l’enfonçait, pour bouter la passive résistance hors de ce corps. Je l’imagine furieux, suant et l’insultant, revanchard et humiliant, s’attendant à ce que s’échappât de ma mère une plainte enfin. Mais elle n’avait pas le droit car dans la chambre à côté son fils dormait. Puis, je présume, il s’endormait satisfait à côté d’un corps prostré. De cette union forcée au biceps naquit mon demi-frère. Je suis sûr qu’il la violait.

Je ne dormais pas, je m’inventais du courage en lisant des romans, me disais que j’aurais bien voulu être plusieurs et aussi que ce serait bien si mon papa était là. Je n’étais pas encore armé. Aujourd’hui, je le suis. Avec mon Smith & Wesson, entre mon père et mon beau-père, je tire à balle réelle une ligne d’acier pour les relier, pour atteindre l’un et abattre l’autre. Mais je ne touche personne.

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Petit frère, symétriques avec ton père pour milieu, la haine nous a séparés. Petit frère, séparés avec notre mère pour milieu, l’amour nous a rapprochés. Petit frère, j’ai un père : je le sais, il est sous terre, un père toujours à ma portée ; petit frère, tu n’as pas de père : tu le sais, il t’a abandonné. Petit frère, en vingt ans tu ne m’en as jamais parlé. Je n’ai jamais osé. Tu t’es toujours tu, et. Rien. Petit frère, si tu sais quelque chose de toi, dis-le moi. On dit, il paraît, que c’est l’histoire de tous de tuer son père, le mien est déjà mort, installé sous une pierre, le tien hors de portée, installé en ville, reste caché. Nous laissant là, pantelants ou gesticulants sur une place que borde le néant – nous laissant là, futurs gisants. Petit frère, petit frère, mon tantra de ce soir, mauvaise conscience de ma mémoire, petit frère, petit frère, ne reste pas hors de portée. Petit frère, petit frère, si je te connaissais, je crois que je t’aimerais. Petit frère, petit frère, je t’aime quand même – et toi, tu m’aimerais ? Mais c’est trop pour moi d’aimer un étranger encore une fois, encore une fois encore une fois, mon père et toi. Encore une fois encore une fois, aimer sans mon père ni toi. Et toujours prier. Je crois que tu pries aussi. Mon petit frère qui ignore sa propre prière.


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Chez ma mamie il y a une photographie où je suis dans les bras de mon papa. J’ai un doigt posé sur sa joue et tous les deux on joue au concours du sourire le plus grand. Même en regardant de très près : impossible de départager. Moi, je n’ai qu’une photographie un peu comme ça. Peu après il partait à tout jamais et je ne savais que dire Il est où papa ? alors on ne m’écoutait pas.

Ce devait être un homme de valeur, mon papa, car tout le monde s’est servi. Sauf maman qui même au marché n’aime pas marchander. Alors on ne nous a rien laissé. Quand on allait chez eux, il y avait toujours papa quelque part, c’est-à-dire sa guitare, des photographies, son revolver car il était commissaire, plein de trésors. J’avais le droit de regarder, de toucher – mais pas de garder. C’est si maladroit, un enfant. Et on devait considérer comme j’avais déjà ses traits que c’était bien assez.

Quand il est parti à tout jamais, je disais tout le temps Il est où, Papa ? Je n’ai pas su dire Je veux ça. En grandissant j’ai compris qu’il fallait exiger, que personne ne donnait rien sans être obligé. Quand on est petit, on ne comprend pas le mot héritage ; quand on est grand on oublie que ça veut dire partage.

Alors aujourd’hui, j’exige. Je dis Je veux ça, c’est leur langage. En réalité ça signifie Je veux papa mais ça je le garde pour moi, sinon on ne me donnera rien. Ces gens-là m’ont vu dans ses bras, ces gens-là s’en souviennent mais pas moi ; pourtant c’est moi qui dois le leur rappeler. Je dis les choses tout doucement et tout doucement une colère se crée que je sens sourdre, que je laisse monter, tout doucement j’égrène, me répète mes mots violents, ceux que vous m’avez appris qui ignorent l’enfant. Vous m’entendrez quand je crierai Aujourd’hui je réclame mon dû. En moi j’ajouterai s’il vous plaît d’une voix gênée – mais personne ne le saura.


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Ma maman m’a demandé si je voulais qu’elle les fasse encadrer ; j’ai accepté. Bientôt j’aurai mon papa sous verre, c’est déjà un peu mieux que sous terre. De cette manière, je pourrai le regarder, me faire à l’idée qu’il a existé. D’autant que, même si je soulevais la pierre, je serai bien en peine de dire où il est, rangé dans l’ombre d’un coin où nul regard ne vient.
Mon père, dans ses jeunes années, aimait chanter : ça lui faisait un peu de monnaie. J’ai cru me souvenir, un temps, qu’il me chantait Les sabots d’Hélène pour me bercer. On m’a appris que c’est un souvenir inventé et c’est dommage car c’est tout ce qu’il me restait. Ce qui est certain, c’est qu’il fredonnait tandis qu’il avait sa jeune nièce dans un bras, qu’il lui caressait la tête d’une main – ce pauvre bébé qui déjà mourrait. Peut-être est-ce à cette enfant qui passait sans savoir que bientôt il la rejoindrait qu’il fredonnait : « Et dans le cœur d’Hélène / qu’y avait jamais chanté / J’ai trouvé l’amour d’une reine / Et moi je l’ai gardé. » Ç’a dû être le dernier souvenir de ma cousine et – tant pis, je le dis –,  moi qui n’en ai pas, je le lui aurais bien pris.
Il y a quelques années, en prévision de leurs vieux jours, mes grands-parents décidèrent de faire de la place dans le caveau. Alors, de mon père et de ma cousine, ils mélangèrent les os, entassés dans une boîte, petite, mesquine. Et sans demander à l’adulte que j’étais, et sans s’émouvoir pour les parents de la petite enfant. Tout de même, encore une fois dans ses bras, elle aura eu de mon papa bien plus que moi. Et je m’en veux de penser ça.


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Trimballant ma vacuité vaguement mélancolique, je frôle le tourniquet pour le faire tourner, m’y installe pour qu’en moi les souvenirs s’agitent, m’emplissent et sortent, sans succès. Je pars m’asseoir sur une balançoire depuis longtemps trop basse pour y poser ma mémoire, mais ça délasse, mes pieds frottent la terre, creusent un peu jusqu’aux aïeuls, lèvent la poussière qui vient se coller au coin des yeux, agglutinés par l’humidité puis rapidement décomposée. Je ressens prudemment l’indécence de pleurer son père au-delà de l’enfance oubliée puis pose ma main sur mon visage comme pour essuyer les sillons salés, creusés par trop de larmes versées sur un mort muet.

Décidé à partir d’ici adultement digne mais comme personne ne me regarde traverser le bac à sable, je détruis jalousement un pâté parfait puis, hors du bac, donne un coup de pied discret à une coccinelle en plastique jaune, sorte de cheval enfantin, dont le ressort envoie au loin mes restes d’enfance. Mon dieu, mon enfance ! Qu’ai-je fait ! Mon dieu, elle est tout abîmée ! J’en veux une autre ! S’il te plaît… Je la soulève délicatement du parterre de chrysanthèmes fracassés qu’entourent quelques myosotis malingres, la serre délicatement contre mon cœur pour vérifier que le sien bat bien, mais je ne sens rien. Avec son petit corps entre mes bras, je me rassois sur la balançoire, petite planche en bois à laquelle il en manque trois, avec son corps froid entre mes bras je me rassois sur la balançoire qu’autistement pousse ma tristesse, infinitésimalement, en psalmodiant Je ne comprends pas, je ne comprends pas.

Ce petit corps entre mes bras, je l’amène à la balançoire, le plie aux bons endroits pour qu’à son tour il s’assoit un peu raide et froid et lui chuchote Mon petit, s’il te plaît, tiens-toi. Mais toujours il revient à l’initial, dans la position fœtale d’une fleur qui fane. Alors je le reprends et le pose couché simplement sur la planche et pousse la balançoire doucement, souriant en inventant pour lui mes souvenirs d’enfant. Si son regard ne pointait de l’autre côté, je verrais ses grands yeux qui rendent heureux, un peu crevés mais si bleus. Comme bercé ce corps s’endort, je prends sa place et le pose sur mes genoux, lui chantant une comptine. Je sens dans mon dos une petite poussée qui s’amplifie, alors je lui murmure Tiens, je crois que Papa est là. Mais, me retournant précautionneusement, ce n’est pas lui que j’aperçois, seulement un enfant qui me ressemble étrangement.

Un autre, plus loin, bouleversé, choqué, m’observe avec intensité – qui va donner le signal. Derrière lui ils sont des milliers. À crier Qu’as-tu fait ! Ils courent vers moi, m’agrippent et me serrent, me dépècent, m’ingèrent et dispersent mes restes, à moins que ce ne soit moi qui à pleines mains m’arrache la peau, les cheveux, le cerveau et les yeux, peut-être est-ce moi qui de mes ongles raye le plafond, accroche le béton pour que sorte le démon.

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Je pousse si fort mes cris qu’ils s’inscrivent sur la pierre, y creusent le nom de mon père – indélébile ; je pousse si fort mes cris qu’ils percent la page et la déchire – trop fragile. Je pousse un cri qui s’élargit, il emplit tout l’espace, me brûle, chasse l’air et m’asphyxie. Il s’amenuise et disparaît, me laisse exsangue, piteusement vivant. Puis ce cri mal éteint qui reparaît, je l’imprime sur la page comme au burin, mon écriture mimant les hommes mourrant se tenant les flancs – imparfaitement. Impuissant avec mes traces d’encre, je dessine avec mes mots des hommes mourrant qui se tiennent les flancs. Impuissant avec mes dessins de mourrants, j’écris Ci-gît Papa au couteau sur mon avant-bras, sur ma poitrine j’ajoute une croix qui s’infectera – forme préhensible de mon papa. Alors je deviendrai squelette, pour les siècles des siècles.

Finalement la mort et l’éternité ne sont pas de si grandes choses qu’elles ne tiennent entières dans les caveaux. Quoique les caveaux aussi soient éphémères. Est-ce à dire qu’ils sont vivants ? Leurs habitants ? Je crois bien que oui, puisque je les entends qui crient. Mais leurs cris si forts pulvérisent la page – trop fragile.

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Dans la solitude éclairée par une simple lampe de chevet j’essaie d’écrire, mon dieu, ce qu’il s’est passé ; dans la solitude éclairée à peine par une page blanche, je tente de décrire, mon dieu, ma déchéance. Quand je suis en veine, que je ne la tranche pas d’un trait fatigué, ma solitude délimitée par des pleines et déliées, courbes d’errance et droites d’ignorance, finalement pour parfaire j’ôte les imprécisions, les asymptotes. À l’arrivée il ne me reste rien, que mes mains pour m’étrangler, m’évanouir et recommencer – que mes mains, trois fois rien, juste assez peut-être pour me tuer, rater et retenter. Alors dans la solitude éclairée par une simple lampe de chevet j’essaie de décrire, mon dieu, ce que je ne sais exprimer ; alors dans ma solitude par mon aimée trop rarement traversée j’essaie d’inventer un monde et dieu pour m’accompagner.

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Au large de la Sicile, chassé par la pauvreté, un navire a pris l’eau écopant ce que pesait la vie par-dessus bord, frappé par l’écume, coulant fatigué : des dizaines de Noirs aussi maintenant sont bercés, tournés puis retournés, face contre mer, cherchant Dieu. Vaguement bercé par quelque rêve refoulé en journée, je porte en conscience pour le jour suivant mes frères humains noyés, inertes malheureux gonflés d’un espoir crevé, tandis que leur radeau se disloque en petits morceaux bercés par la marée. Bercé si fort, plusieurs fois retourné, je me réveille peu à peu, vaguement nauséeux. Je me lève et au compas sur mon avant-bras je trace une croix. Plus tard, j’entendrais le ministre italien déclarer que si cela continuait ainsi il faudrait repêcher les clandestins à la petite cuillère. Alors je traçai une autre croix, pour manque de respect.

Avec la petite cuillère, je tourne mon café, pêche un sucre pour jouer, le laisse couler. Après tout, je l’ai acheté. Il se dissolve lentement, pas assez : il tapisse le fond de la tasse à boire d’un tapis de sable poisseux. J’allume une cigarette, petit phare cancéreux guidant une mort au loin, inspire à fond pour que ça finisse plus vite. Ça. Et ça, et ça et ça. Et tant pis, et c’est marre. Je me gratte machinalement, ça, ça et ça coulent le long de mon bras, un sang presque noir. J’en fais tomber une goutte dans le café : je trinque à la vie. À celle de qui ? Ça ne rime à rien, ces petites croix. Je ne suis pas assez grand pour toutes les porter, sur cette peau de pas assez de mètres carrés, sur cette peau juste utile à emmailloter ce corps mal fagoté. J’ai envie de vomir. Ça ne rime à rien, ça rime à la mort, ça trinque et ça se boit – et ça s’oublie jusqu’à la nuit. Et je m’oublie jusqu’à la nuit. Et je me détruirai jusqu’à la nuit. Ça commence par une nouvelle croix.

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Commentaires
F
Rien à ajouter, mais j'ai lu, apprécié, goûté chacun des textes…<br /> :-)
K
L'intelligence et la sensibilité ne sont ni malédiction ni bénédiction. Ils sont ce qu'on en fait, voilà tout.<br /> Je ne suis pas du tout dans un tourbillon continuel, même n'étant pas dans le bonheur. Mais l'acception bouddhiste du bonheur n'est pas celle que j'entends ici. Je connais un peu les réserves bouddhistes (pour faire large) sur la question. Pour moi les émotions, toutes impermanentes qu'elles soient, ne sont pas qu'illusion. Ou, si elles le sont, elles révèlent tout de même quelque chose. Ou, plutôt, elles viennent de quelque part, quelque chose, que l'on peut découvrir peut-être grâce à elles.<br /> Il n'est pas qu'une voie pour atteindre le bonheur (déjà, "atteindre le bonheur", j'ignore ce que cela signifie). "Si tu croises Bouddha, tue-le."
P
L'intelligence et la sencibilité peuvent être une malédiction ou une bénédiction, surtout si elles sont combinées.<br /> <br /> Une seule chose est importante : ton bonheur. Est-tu heureux ? Tends tu vers ça ?.. ou est-ce que ta vie est un continuel tourbillon d'émotions ?<br /> <br /> Si tu as l'occasion, jette un coup d'oeil sur les écrits d'Arnaud Desjardins (par exemple).<br /> <br /> Namaste
L
Que j'aime quand tu parles comme ça ! :-)
K
Jouer avec ce que je crois être moi ? Mais je ne sais rien de moi, ou si peu. Sinon je n'écrirais pas, probablement. Ou alors des fiches cuisine.<br /> L'écriture, du moins pour moi, est une lutte contre la vanité. Mais de quelle vanité parle-t-on ? De celle de l'auto-complaisance ou de celle l'inutilité de l'acte ?<br /> Je ne verse que modérément dans l'auto-complaisance ; je rejette l'accusation. Que les compliments me fassent plaisir, je ne le nie pas – mais j'accepte le reste aussi. Et ce que tu dis de l'écriture, tu peux l'étendre à tous les arts. À ce titre je suis heureux que tous les artistes ne se soient pas donné le mot de la vanité pour, finalement, ne rien créer.<br /> Si tout est vanité, ne faisons rien.<br /> Des écrivains sont morts fous, se sont suicidés. Et il y a les autres aussi, tous les autres. C'est la preuve de l'échec de quoi ? Simplement qu'il y a plus une grande proportion peut-être d'âmes sensibles parmi ceux qui s'intéressent à l'art.<br /> <br /> J'écris car je suis sensible, j'écris pour le rester. Au-delà de l'auto-satisfaction (que je connais peu), ce que j'ai, je le donne. Prend qui veut. Même silencieusement. Quoi de plus beau que le don ? Et de plus humble ? Car, dans le vrai don, il y a humilité.
Au temps pour moi.
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Au temps pour moi.
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