Dernier jet ?
[...]
*
J’ai une amie, pas deux pas trois, une seule comme celle-là, qui se mutile pour
dire quoi je sais pas. J’ai une amie, pas deux pas trois, qui s’écorche, se
détache la peau, se taillade aussi le dos parce que c’est nouveau. Elle
voudrait crier quand elle le fait mais quoi dire ? Elle reprend l’anorexie
pour affamer le tourment. Elle essaie tous les moyens, tous les outils, ils
tueraient un homme mais sa peine n’est pas humaine. Une deux trois, le compas.
Les saignées ne purgent pas, seule la vie s’en va. Quatre cinq six, elle se
pique, et à sept elle se jette. À sept tentée par la fenêtre, huit neuf en bas
comme un œuf.
J’ai une amie pas deux pas trois qui m’a dit comme ça Je suis désolée je
veux pas recommencer, j’ai une amie, mon dieu s’il vous plaît jamais deux
ni trois, qui dit Je veux être internée, c’est pas que je vous rejette, une
amie qui dit presque en souriant Je veux qu’on m’éloigne des fenêtres. C’est
tentant, le vide. Elle voudrait d’un coup le remplir de son corps et d’un cri
mais c’est pire encore, ce silence qui éclabousse partout, ce silence qui
accompagne la descente, ce silence écrin d’un dernier cri. Ce cri qui perce ne
remplit rien, s’écrase, s’étale puis disparaît.
Et, pendant que je parle ici, Aurélie peut-être tombe. Mon dieu encore, mon
dieu nous n’avons plus que toi je crois car mon dieu je n’ai pas les bras assez
longs et seuls les neuroleptiques la retiennent encore, la retiennent si peu. S’il
est quelqu’un d’aussi seul qu’elle, c’est qu’il est mort.
*
* *
Moi je veux d’une femme qu’elle ne soit pas que femme qu’elle soit aussi un peu
d’avant un peu encore enfant, une qui fasse des sauts dans la rue ou danse, une
qui me prend la main et court m’entraîne et s’arrête vite essoufflée et comme
moi aussi on s’assiérait sur un capot le conducteur se fâcherait et on
repartirait plus vite encore à cause du feu vert. Puis on irait au resto comme
des grands mais sous la table on ferait une bataille de coups de pieds en
disant plaît-il et je perdrais parce que c’est moi qui ai les plus gros tibias
et des grands pieds qui ne savent pas viser. Ensuite je l’emmènerais en voiture
jusqu’à chez moi en faisant semblant d’avoir le permis parce que je l’ai et j’allongerais
mon amoureuse sur le lit pour jouer au docteur parce qu’elle ne veut jamais y
aller or je suis prudent et elle toute nue.
*
* *
Deux petites merveilles ouvertes en éventail de dix orteils, ses petits pieds adorés, à peine sortis du bas de la couette, juste pour se
refroidir un tantinet, que je maltraite, petits petits pieds adorés,
bisouillés, petits pieds de mon aimée, chérie donne-moi tes pieds et chérie me
donne ses pieds, chérie mal réveillée mais moi bien émerveillé je t’apporte le
petit-déjeuner. Ce matin, tu n’arrêtes pas de parler et c’est bébé de-ci, bébé
de-là, bébé d’amour, bébé toujours. Toi, c’est chérie et petite femme, et je t’écoute
de-ci de-là, je pense à tes pieds dans dix années, je dis oui chérie, je dis
même ridée tu es belle tu sais.
Comme elle s’est de suite renfrognée, que sous la couette elle a brusquement
rentré ce qui dépassait, pour la dérider je lui fais un baiser d’une longueur
de dix années. D’un coup dix ans d’amour sans vieillir, elle a l’air d’apprécier
– elle me redonne ses pieds. Un jour, je ferai une chanson sur ses pieds, j’ai
déjà des idées : le refrain ferait tes petits pieds tes petits pieds. J’y
mettrais tellement d’amour et de beauté que tout le monde la reconnaîtrait. Et
cette chanson des pieds, tous les amoureux la fredonneraient.
*
* *
C’est
peut-être sur le papier que je couche ma femme le mieux. Et, ce papier, c’est
épais que le choisirais. Dessus, j’y écrirais son prénom puis sur lettre
copierais ses formes au plus près. Désirant l’envelopper, je la plierais. Avant
de l’insérer, je la déplierais d’une caresse trop pressée, la relirais, la
plierais une dernière fois pour l’insérer, la glisser dans l’enveloppe :
ça y est. Trop pressé, vraiment trop pressé, je devrais recommencer jusque ce
que ce soit parfait. Passerais le doigt dans une minuscule ouverture,
décollerais le rabat, soulèverais la bande jusqu’à ce que le papier soit
libéré. J’y lirais encore une fois ce qu’il faut pour me rassurer. Choisirais
une dernière enveloppe vierge, reprendrais. Du bout de la langue, j’humecterais
la bande puis de l’index l’aplanirais tout à fait. Je la retournerais pour en
embrasser la blanche surface. Écrirais une manière de résumé : le prénom
de l’adressée.
*
* *
Quand elle s’endort, je
mets le chauffage au plus fort. Ainsi je sais qu’elle repoussera les draps,
mais pas moi, elle repoussera les draps et j’aurais eu le temps de me faire à l’obscurité
à force de la regarder. Un peu découverte, s’il te plaît au moins un peu les
seins, elle dort un peu la bouche ouverte, tournée un peu de mon côté, je me
plais à penser que si elle n’avait les yeux fermés, c’est moi qu’elle verrait.
Et, si tu me voyais te regarder ainsi, tu repousserais un peu plus le drap, te
blottirais contre moi, tu n’as pas les yeux fermés et c’est moi que tu vois, c’est
moi que tu vois et c’est pour moi que tu repousses le drap, tu repousses le
drap et je murmure quelque chose et peut-être que tu souris en disant oui.
Et elle sourit peut-être encore au moment où elle se rendort, tire mon bras comme un drap pour s’en envelopper, bordée, et moi je ne bougerai pas. Mais je rêve là dans le froid d’une femme qui n’existe pas, mais je rêve là en me prenant dans mes bras. Et peut-être que je souris en songeant que tu me dirais oui.
*
* *
Je trace des traits sur mon bras. J’appuie avec une pince à épiler, appuie, et
descends, ainsi me sens brûler. Des traces de toi sur mon bras ; deux traits
par jour sans toi – sur moi. Deux traits par jour pour commencer, puis quatre,
puis six – en si peu de temps déjà plus de place pour moi en toi ni pour toi
sur mon bras. Ni dans mes bras. Si tu me voyais, tu te demanderais comment un
jour, comment des années tu as pu m’aimer, comment en un temps reculé tu as pu
dire « toujours ». Tu tires un trait et moi des parallèles, car on
ne se croise plus. Et, chaque nuit, je recommence mes symétries.
*
* *
Sur mon bureau il y a le revolver de mon père mais, bien sûr, rien de mon
beau-père. En moi pas de souvenirs de mon père, mais certains de mon beau-père,
peut-être quelques mots épars pour ma mère – souvenir : des portes qui
claquent, des mains qui frappent –, pour ma mère battue à terre dans cet
appartement de Nanterre – les coups de ceinture, le sang sur les murs :
souvenirs marqué au fer ; ma cicatrice au front : souvenir d’une
chaussure, d’une haine visant la figure. Durement, assidûment, il frappait et
frappait encore, frappait nos corps – seulement des corps tandis que moi en pensée
je le tuais –, puis lâchement se défilait, puis lâchement s’éloignait quand c’est
moi qu’il regardait. Parce qu’alors ma mère se relevait, parce qu’alors il
avait peur pour sa vie, parce qu’elle protégeait son petit, qu’elle le
protégerait jusqu’à la mort, jusqu’à la mort du mari. Puis ma maman, seule avec
moi devant leur chambre à coucher, seule au milieu du verre éclaté, je la
prenais dans mes bras, lui disais je ne sais quoi.
Que se passait-il après qu’elle m’avait câliné ? Peut-être qu’il la violait.
Elle allait dans la chambre à coucher et déjà elle savait qu’elle n’aurait pas
le droit de crier. Il devait forcer sur ses cuisses pour les écarter puis
brutalement la pénétrait de sa folie égocentrée, de sa misogyne saleté, la
faisait trembler à coups répétés de haine saccadée, il aurait voulu qu’elle
criât, mais elle ne criait pas car elle n’avait pas le droit, alors il frappait
chaque fois qu’il l’enfonçait, pour bouter la passive résistance hors de ce
corps. Je l’imagine furieux, suant et l’insultant, revanchard et humiliant, s’attendant
à ce que s’échappât de ma mère une plainte enfin. Mais elle n’avait pas le
droit car dans la chambre à côté son fils dormait. Puis, je présume, il s’endormait
satisfait à côté d’un corps prostré. De cette union forcée au biceps naquit mon
demi-frère. Je suis sûr qu’il la violait.
Je ne dormais pas, je m’inventais du courage en lisant des romans, me disais
que j’aurais bien voulu être plusieurs et aussi que ce serait bien si mon papa
était là. Je n’étais pas encore armé. Aujourd’hui, je le suis. Avec mon Smith
& Wesson, entre mon père et mon beau-père, je tire à balle réelle une ligne
d’acier pour les relier, pour atteindre l’un et abattre l’autre. Mais je ne
touche personne.
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* *
Petit frère, symétriques avec ton père pour milieu, la haine nous a séparés.
Petit frère, séparés avec notre mère pour milieu, l’amour nous a rapprochés.
Petit frère, j’ai un père : je le sais, il est sous terre, un père
toujours à ma portée ; petit frère, tu n’as pas de père : tu le sais, il t’a
abandonné. Petit frère, en vingt ans tu ne m’en as jamais parlé. Je n’ai jamais
osé. Tu t’es toujours tu, et. Rien. Petit frère, si tu sais quelque chose de
toi, dis-le moi. On dit, il paraît, que c’est l’histoire de tous de tuer son
père, le mien est déjà mort, installé sous une pierre, le tien hors de portée,
installé en ville, reste caché. Nous laissant là, pantelants ou gesticulants
sur une place que borde le néant – nous laissant là, futurs gisants. Petit
frère, petit frère, mon tantra de ce soir, mauvaise conscience de ma mémoire,
petit frère, petit frère, ne reste pas hors de portée. Petit frère, petit
frère, si je te connaissais, je crois que je t’aimerais. Petit frère, petit
frère, je t’aime quand même – et toi, tu m’aimerais ? Mais c’est trop pour
moi d’aimer un étranger encore une fois, encore une fois encore une fois, mon
père et toi. Encore une fois encore une fois, aimer sans mon père ni toi. Et
toujours prier. Je crois que tu pries aussi. Mon petit frère qui ignore sa
propre prière.
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* *
Chez ma mamie il y a une photographie où je suis dans les bras de mon papa. J’ai
un doigt posé sur sa joue et tous les deux on joue au concours du sourire le
plus grand. Même en regardant de très près : impossible de départager.
Moi, je n’ai qu’une photographie un peu comme ça. Peu après il partait à tout
jamais et je ne savais que dire Il est où papa ? alors on ne m’écoutait
pas.
Ce devait être un homme de valeur, mon papa, car tout le monde s’est servi.
Sauf maman qui même au marché n’aime pas marchander. Alors on ne nous a rien
laissé. Quand on allait chez eux, il y avait toujours papa quelque part, c’est-à-dire
sa guitare, des photographies, son revolver car il était commissaire, plein de
trésors. J’avais le droit de regarder, de toucher – mais pas de garder. C’est
si maladroit, un enfant. Et on devait considérer comme j’avais déjà ses traits
que c’était bien assez.
Quand il est parti à tout jamais, je disais tout le temps Il est où, Papa ?
Je n’ai pas su dire Je veux ça. En grandissant j’ai compris qu’il
fallait exiger, que personne ne donnait rien sans être obligé. Quand on est
petit, on ne comprend pas le mot héritage ; quand on est grand on oublie
que ça veut dire partage.
Alors aujourd’hui, j’exige. Je dis Je veux ça, c’est leur langage. En
réalité ça signifie Je veux papa mais ça je le garde pour moi, sinon on
ne me donnera rien. Ces gens-là m’ont vu dans ses bras, ces gens-là s’en
souviennent mais pas moi ; pourtant c’est moi qui dois le leur rappeler. Je dis
les choses tout doucement et tout doucement une colère se crée que je sens
sourdre, que je laisse monter, tout doucement j’égrène, me répète mes mots
violents, ceux que vous m’avez appris qui ignorent l’enfant. Vous m’entendrez
quand je crierai Aujourd’hui je réclame mon dû. En moi j’ajouterai s’il
vous plaît d’une voix gênée – mais personne ne le saura.
*
* *
Ma
maman m’a demandé si je voulais qu’elle les fasse encadrer ; j’ai accepté.
Bientôt j’aurai mon papa sous verre, c’est déjà un peu mieux que sous terre. De
cette manière, je pourrai le regarder, me faire à l’idée qu’il a existé. D’autant
que, même si je soulevais la pierre, je serai bien en peine de dire où il est,
rangé dans l’ombre d’un coin où nul regard ne vient.
Mon père, dans ses jeunes années, aimait chanter : ça lui faisait un peu
de monnaie. J’ai cru me souvenir, un temps, qu’il me chantait Les sabots d’Hélène pour me bercer. On
m’a appris que c’est un souvenir inventé et c’est dommage car c’est tout ce qu’il
me restait. Ce qui est certain, c’est qu’il fredonnait tandis qu’il avait sa
jeune nièce dans un bras, qu’il lui caressait la tête d’une main – ce pauvre
bébé qui déjà mourrait. Peut-être est-ce à cette enfant qui passait sans savoir
que bientôt il la rejoindrait qu’il fredonnait : « Et dans le cœur d’Hélène
/ qu’y avait jamais chanté / J’ai trouvé l’amour d’une reine / Et moi je l’ai
gardé. » Ç’a dû être le dernier souvenir de ma cousine et – tant pis, je
le dis –, moi qui n’en ai pas, je le lui aurais bien pris.
Il y a quelques années, en prévision de leurs vieux jours, mes grands-parents
décidèrent de faire de la place dans le caveau. Alors, de mon père et de ma
cousine, ils mélangèrent les os, entassés dans une boîte, petite, mesquine. Et
sans demander à l’adulte que j’étais, et sans s’émouvoir pour les parents de la
petite enfant. Tout de même, encore une fois dans ses bras, elle aura eu de mon
papa bien plus que moi. Et je m’en veux de penser ça.
*
* *
Trimballant ma vacuité vaguement mélancolique, je frôle le tourniquet pour le
faire tourner, m’y installe pour qu’en moi les souvenirs s’agitent, m’emplissent
et sortent, sans succès. Je pars m’asseoir sur une balançoire depuis longtemps
trop basse pour y poser ma mémoire, mais ça délasse, mes pieds frottent la
terre, creusent un peu jusqu’aux aïeuls, lèvent la poussière qui vient se
coller au coin des yeux, agglutinés par l’humidité puis rapidement décomposée.
Je ressens prudemment l’indécence de pleurer son père au-delà de l’enfance
oubliée puis pose ma main sur mon visage comme pour essuyer les sillons salés,
creusés par trop de larmes versées sur un mort muet.
Décidé à partir d’ici adultement digne mais comme personne ne me regarde
traverser le bac à sable, je détruis jalousement un pâté parfait puis, hors du
bac, donne un coup de pied discret à une coccinelle en plastique jaune, sorte
de cheval enfantin, dont le ressort envoie au loin mes restes d’enfance. Mon dieu, mon enfance ! Qu’ai-je fait !
Mon dieu, elle est tout abîmée ! J’en veux une autre ! S’il te plaît…
Je la soulève délicatement du parterre de chrysanthèmes fracassés qu’entourent
quelques myosotis malingres, la serre délicatement contre mon cœur pour
vérifier que le sien bat bien, mais je ne sens rien. Avec son petit corps entre
mes bras, je me rassois sur la balançoire, petite planche en bois à laquelle il
en manque trois, avec son corps froid entre mes bras je me rassois sur la
balançoire qu’autistement pousse ma tristesse, infinitésimalement, en
psalmodiant Je ne comprends pas, je ne comprends pas.
Ce petit corps entre mes bras, je l’amène à la balançoire, le plie aux bons
endroits pour qu’à son tour il s’assoit un peu raide et froid et lui chuchote Mon petit, s’il te plaît, tiens-toi.
Mais toujours il revient à l’initial, dans la position fœtale d’une fleur qui
fane. Alors je le reprends et le pose couché simplement sur la planche et
pousse la balançoire doucement, souriant en inventant pour lui mes souvenirs d’enfant.
Si son regard ne pointait de l’autre côté, je verrais ses grands yeux qui
rendent heureux, un peu crevés mais si bleus. Comme bercé ce corps s’endort, je
prends sa place et le pose sur mes genoux, lui chantant une comptine. Je sens
dans mon dos une petite poussée qui s’amplifie, alors je lui murmure Tiens, je crois que Papa est là. Mais,
me retournant précautionneusement, ce n’est pas lui que j’aperçois, seulement
un enfant qui me ressemble étrangement.
Un autre, plus loin, bouleversé, choqué, m’observe avec intensité – qui va
donner le signal. Derrière lui ils sont des milliers. À crier Qu’as-tu fait ! Ils courent vers
moi, m’agrippent et me serrent, me dépècent, m’ingèrent et dispersent mes
restes, à moins que ce ne soit moi qui à pleines mains m’arrache la peau, les
cheveux, le cerveau et les yeux, peut-être est-ce moi qui de mes ongles raye le
plafond, accroche le béton pour que sorte le démon.
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* *
Je pousse si fort mes cris qu’ils s’inscrivent sur la pierre, y creusent le nom
de mon père – indélébile ; je pousse si fort mes cris qu’ils percent la page et
la déchire – trop fragile. Je pousse un cri qui s’élargit, il emplit tout l’espace,
me brûle, chasse l’air et m’asphyxie. Il s’amenuise et disparaît, me laisse
exsangue, piteusement vivant. Puis ce cri mal éteint qui reparaît, je l’imprime
sur la page comme au burin, mon écriture mimant les hommes mourrant se tenant
les flancs – imparfaitement. Impuissant avec mes traces d’encre, je dessine
avec mes mots des hommes mourrant qui se tiennent les flancs. Impuissant avec
mes dessins de mourrants, j’écris Ci-gît Papa au couteau sur mon
avant-bras, sur ma poitrine j’ajoute une croix qui s’infectera – forme
préhensible de mon papa. Alors je deviendrai squelette, pour les siècles des
siècles.
Finalement la mort et l’éternité ne sont pas de si grandes choses qu’elles ne
tiennent entières dans les caveaux. Quoique les caveaux aussi soient éphémères.
Est-ce à dire qu’ils sont vivants ? Leurs habitants ? Je crois bien
que oui, puisque je les entends qui crient. Mais leurs cris si forts
pulvérisent la page – trop fragile.
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Dans la solitude éclairée par une simple lampe de chevet j’essaie d’écrire, mon
dieu, ce qu’il s’est passé ; dans la solitude éclairée à peine par une page
blanche, je tente de décrire, mon dieu, ma déchéance. Quand je suis en veine,
que je ne la tranche pas d’un trait fatigué, ma solitude délimitée par des
pleines et déliées, courbes d’errance et droites d’ignorance, finalement pour
parfaire j’ôte les imprécisions, les asymptotes. À l’arrivée il ne me reste
rien, que mes mains pour m’étrangler, m’évanouir et recommencer – que mes
mains, trois fois rien, juste assez peut-être pour me tuer, rater et retenter.
Alors dans la solitude éclairée par une simple lampe de chevet j’essaie de
décrire, mon dieu, ce que je ne sais exprimer ; alors dans ma solitude par mon
aimée trop rarement traversée j’essaie d’inventer un monde et dieu pour m’accompagner.
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* *
Au large de la Sicile,
chassé par la pauvreté, un navire a pris l’eau écopant ce que pesait la vie
par-dessus bord, frappé par l’écume, coulant fatigué : des dizaines de
Noirs aussi maintenant sont bercés, tournés puis retournés, face contre mer,
cherchant Dieu. Vaguement bercé par quelque rêve refoulé en journée, je porte
en conscience pour le jour suivant mes frères humains noyés, inertes malheureux
gonflés d’un espoir crevé, tandis que leur radeau se disloque en petits
morceaux bercés par la marée. Bercé si fort, plusieurs fois retourné, je me
réveille peu à peu, vaguement nauséeux. Je me lève et au compas sur mon
avant-bras je trace une croix. Plus tard, j’entendrais le ministre italien déclarer
que si cela continuait ainsi il faudrait repêcher les clandestins à la petite
cuillère. Alors je traçai une autre croix, pour manque de respect.
Avec la petite cuillère, je tourne mon café, pêche un sucre pour jouer, le
laisse couler. Après tout, je l’ai acheté. Il se dissolve lentement, pas assez :
il tapisse le fond de la tasse à boire d’un tapis de sable poisseux. J’allume
une cigarette, petit phare cancéreux guidant une mort au loin, inspire à fond
pour que ça finisse plus vite. Ça. Et ça, et ça et ça. Et tant pis, et c’est
marre. Je me gratte machinalement, ça, ça et ça coulent le long de mon bras, un
sang presque noir. J’en fais tomber une goutte dans le café : je trinque à
la vie. À celle de qui ? Ça ne rime à rien, ces petites croix. Je ne suis
pas assez grand pour toutes les porter, sur cette peau de pas assez de mètres
carrés, sur cette peau juste utile à emmailloter ce corps mal fagoté. J’ai
envie de vomir. Ça ne rime à rien, ça rime à la mort, ça trinque et ça se boit
– et ça s’oublie jusqu’à la nuit. Et je m’oublie jusqu’à la nuit. Et je me
détruirai jusqu’à la nuit. Ça commence par une nouvelle croix.